Continuons avec la chronique de
Voyages en uchronie & ailleurs
écrite par Pascal J. Thomas dans la revue :
Si vous êtes tant soit peu au fait du milieu de la SF francophone, il est presque certain que vous connaissez le nom de Jean-Jacques Régnier, décédé fin 2022 ; plus encore, si vous êtes lecteur de KWS — hypothèse assez plausible si vous avez ces lignes sous les yeux — vous êtes obligé de le connaître, puisqu’il signa une demi-douzaine de chroniques dans nos colonnes (et, un jour, une lettre de lecteur courroucée). On tiendra pour excusable que vous soyez moins au courant de son œuvre littéraire, ou du moins, je cherche à trouver des excuses pour ma propre ignorance en la matière : la quinzaine de nouvelles qui composent ce recueil sont parues entre 1994 et 2022, pas avec une fréquence frénétique donc, dans des supports respectables, mais souvent semi-professionnels (Solaris, Galaxies, Géante Rouge, Yellow Submarine, Le Nouvelliste), et en tout état de cause des supports auxquels je ne prête pas assez attention (comme le Fiction des Moutons Électriques). Son œuvre était donc largement passée sous mes radars, même si je garde un souvenir aussi vif qu’agréable de la représentation à la convention de Valbonne, en 2021, de la pièce Nul n’est censé ignorer le chat, qu’il avait écrite avec Jean-Jacques Girardot.
C’est dire si l’initiative éditoriale de Bernard Henninger, aidé par Mireille Meyer, Jean-Jacques Girardot, André-Francois Ruaud, et d’autres, est bienvenue.
Rassemblées, les nouvelles de Régnier donnent une idée, nécessairement imparfaite, de sa culture (immense) et de son humour (engagé). Elles frappent aussi par la richesse de leur style.
Commençons le voyage par ailleurs. Tout n’est pas nouvelle dans ce recueil, on trouve bien entendu une brève biographie de l’auteur, des pré- et postfaces, mais aussi une biographie, parfaitement non-fictive, de Reno, peintre d’origine polonaise active en France surtout entre les deux deux guerres mondiales. Je Hais les rédacteurs est aussi un article, inédit, parodique, et chronologiquement retors : se présentant comme une chronique de livre de la grande époque du Fiction des années 1970, il étrille pour ses fautes de logique extrapolative un imaginaire roman qui présente les années 2000 telles que nous les connaissons désormais. L’argument est, en fin de compte, familier — la science-fiction envisage toujours un futur qui ne sera jamais — et le texte s’essouffle. Mais c’est plaisant, tout comme l’est Dis, Grand-Mère ! qui, sous forme de dialogue entre une I.A. et son petit-fils obligé par son professeur d’écrire un texte de science-fiction, analyse les failles de pensée du paragraphe de départ qui lui est imposé.
Plus inclassable, et plus fanique, le reportage imaginaire sur la convention de Bergerac la situe en 2021 (elle était prévue cette date et a été reportée en 2022). C’est doublement poignant, parce que Joseph Altairac, qui venait de décéder en septembre 2020 lors de la rédaction du texte, y est mis en scène vivant ; et que Jean-Jacques Régnier lui-même était, lors de la vraie convention de Bergerac en août 2022 déjà dans le coma suite à son AVC. Voilà pour Régnier commentateur du genre. Mais si on lit son recueil, ce sera pour ses textes de fiction, et il n’en manque pas.
Une première série de trois nouvelles (Ernest et les cas métaphysiques, Charge utile et Retraite à Saint-Amédée relèvent du space opera humoristique, et mettent en scène (plus ou moins explicitement) Raymond, commerçant de l’espace et contrebandier sur les bords. On jurerait parfois lire du Kevin Ramsey, mais cela se hausse souvent au niveau du maître de ce dernier, Robert Sheckley, avec quelques clins d’œil bien sentis aux méfaits des milliardaires.
On trouvera aussi une poignée de pirouettes (Le Sujet, BUG !, Le Facteur), qui témoignent plutôt de la capacité de l’auteur à se glisser dans des formes en vogue. Immortels est plus amusant, même s’il est trop facile de se moquer des académiciens de tout poil.
Mais le temps, en long, à rebours et en travers, reste le sujet dominant du recueil. Là encore, Régnier ne répugne pas à l’hommage ; Force de vente est un hommage à The Very Slow Time Machine de Ian Watson, et conclut pareillement à l’inanité de l’appareil. Nul n’est censé ignorer le chat est par contre un brillant exercice de cette logique absurde qui préside aux paradoxes temporels, épicé d’une pincée de raillerie des procédés juridiques des compagnies privées. C’est une pièce ; il faut la voir jouée, mais j’avoue que lire le texte a posteriori m’a aidé à mieux la comprendre, car les répliques fusent vite. Le plus beau voyage temporel que nous ait composé Régnier restera cependant ce Menuetto da capo al fine où le narrateur et voyageur du temps séjourne à Vienne, rencontre Mozart, et sera bien entendu surpris par un changement dans le cours de l’Histoire qu’il a sans doute involontairement déclenché. Régnier montre l’étendue de sa culture musicale, et introduit un retournement du schéma classique que je vous laisse découvrir.
D’uchronies à proprement parler, reste peu (mais les voyages dans le temps altèrent déjà la continuité historique). Der des Ders est classique par son sujet, le XXe siècle court, d’une guerre mondiale à l’autre, avec l’élasticité des événements en dépit des contraintes de l’aléa. Mais c’est superbement traité. Quant à Où sont passés nos futurs ?,
cela se présente comme une série de fragments sur un écrivain imaginaire dont la théorie principale est l’absence de sens ou de logique de l’histoire, éparpillée en de constantes bifurcations. La forme suit le fond, avec ses variations permanentes sur le nom, les œuvres ou la bio de l’auteur. C’est de l’uchronie en action, et on peut attraper un torticolis mental si on essaie de suivre tous les virages.
Bref, on se prend à regretter que Jean-Jacques Régnier ait autant fait pour notre communauté, comme secrétaire du groupe Remparts, comme organisateur d’une excellente convention (Aubenas en 2013), comme anthologiste, comme membre de la rédaction de Fictions… et qu’il ait aussi peu écrit. Mais aucun regret ne sera pardonnable si vous ne lisez pas au moins ce recueil.
Pascal J. Thomas
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